
La guerre des certitudes
Quand la bien-pensance tricote des bûchers
L’homme du progrès ! L’homme du monde ! Il est là, partout, léger comme une plume, flottant au-dessus des masses avec son sourire entendu. Il ne fait pas de bruit, non, il suggère. Il ne s’impose pas, il insinue. Il ne condamne pas, il constate.
— "Ah, tu penses ça ?"
Pas besoin d’en dire plus. Tout est dans le ton, dans l’inflexion de la voix, dans ce petit air mi-navré, mi-amusé, qui dit : "Pauvre chose, elle est encore là, à trébucher sur des idées dépassées."
Car le bobo sait. Il a lu, il a réfléchi, il a absorbé tout ce qu’il fallait. Il ne doute pas, lui. Douter, c’est pour ceux qui n’ont pas accès à la vérité, à la grande évidence qui s’est révélée à lui, sans heurts, sans effort, comme un nectar tombé du ciel.
Et vous, pauvre ignorant, vous avez osé penser autrement. Non pas même en opposition, non, ce serait encore excusable. Vous avez simplement fait l’erreur d’avoir une idée qui n’avait pas été validée en amont. Mauvais réflexe.
Il vous observe, d’abord surpris. Il croyait vous connaître. Il pensait que vous faisiez partie des gens biens. Mais voilà, vous avez laissé échapper quelque chose, une de ces petites phrases qu’il ne faut pas dire, une de ces nuances qui dérangent l’harmonie du tableau. Il prend un air préoccupé.
— "C’est… curieux, ce que tu dis."
Curieux. Pas faux, pas erroné, pas discutable. Curieux. Vous voilà soudain transformé en énigme, en anomalie. Il hésite. Doit-il vous aider, vous rééduquer en douceur ? Ou bien êtes-vous déjà trop loin ?
Il tente encore.
— "Tu devrais y réfléchir."
Car il sait que vous n’avez pas réfléchi. Que votre pensée n’est pas aboutie, pas épurée. Il vous tend une perche. Une dernière chance. Vous pourriez rire, hausser les épaules, changer de sujet. Ce serait une sortie honorable. Mais non, vous insistez. Vous croyez encore à la discussion. Quelle naïveté.
Le bobo soupire. Légèrement, mais assez pour que vous compreniez. Il a essayé, il a fait son possible. Vous étiez quelqu’un de bien, pourtant. Dommage.
— "Je pensais pas ça de toi."
Et c’est fini. Ce n’est même pas un jugement, ce serait trop vulgaire. C’est un constat. Vous êtes tombé. Il ne vous exclut pas, il vous regarde simplement glisser hors du cadre. Vous n’êtes plus digne d’intérêt.
Il reprend son verre, se détourne, reprend le fil de la conversation avec d’autres. D’autres qui comprennent, eux. Qui savent. Qui ne disent pas de choses curieuses.
Et vous, vous restez là, vaguement amusé, vaguement agacé. Vous venez de voir l’Inquisition moderne en action. Non pas brutale, non pas violente. Juste… convenue.